Et c’est dans une mer très agitée, par 20Nds de vent au pré serré, 2 ris dans la grand-voile et un petit bout de génois, que s’est probablement produit l’événement le plus marquant de notre tour du monde. Au petit matin, nous avons croisé en pleine mer une embarcation motorisée en bois avec 2 personnes à bord. Ce n’est pas courant aussi loin des côtes, quoi qu’on puisse croiser des pêcheurs assez loin en mer. Mais ce n’étaient pas des pêcheurs : au lieu d’avoir des filets de pêche à bord, leur bateau était plein de bidons d’essence, plusieurs centaines de litres. Ils venaient vers nous, nous parlaient en arabe avec de grands gestes, repartaient dans une direction, puis une autre, revenaient… Soudain, ils s’approchèrent jusqu’à nous aborder. L’un des 2 tenta de monter à bord. Il tenait en équilibre sur le bord du bateau, prêt à tomber à l’eau. Il n’avait pas l’air agressif, je l’ai aidé à enjamber la filière du bateau. Chose incroyable, le 2° occupant le suivit, abandonnant leur embarcation… Ils me firent signe de la laisser là, se mirent à pleurer.

Après avoir vérifié qu’ils allaient bien, j’ai fait demi-tour pour aller quand même récupérer leur bateau. Nous avons passé une amarre sur leur taquet, qui a cédé au bout de quelques minutes. Puis sur leur anneau de cadène. Quelques minutes plus tard, ce fut l’amarre, trop courte et tendue, qui a cédé. Me rappelant des exercices de remorquages avec la SNSM de Nouméa, j’ai passé une amarre plus longue : il fallait que sous la tension, elle ne sorte pas de l’eau, si mes souvenirs sont bons.

Nous avons offert des habits secs à nos rescapés, qui nous expliqué venir du Yémen. Nous leur avons préparé à manger, donné à boire. Ils étaient fatigués. Ils s’étaient perdus, sans carte et sans boussole par cette journée couverte : sans le soleil, impossible de trouver le nord. Et ils s’étaient bien fait secouer par la houle. Nous étions à 500km de leurs côtes, ils avaient parcouru une sacrée distance ! Dégoutés de la mer, ils avaient hâte semble-t-il que tout cela se termine.

Nous avons commencé à reprendre notre route. Vitesse : 1.5Nds, ralentis par le bateau remorqué. Ce n’était pas ainsi que nous allions pouvoir rejoindre les côtes d’Egypte ou du Soudan, à plusieurs centaines de km. Par contre Jeddah n’était pas très loin, à peine 60km. Problème : les navires étrangers n’ont pas le droit d’approcher ni de s’arrêter en Arabie Saoudite, sous peine de prison. Alors, y aller sans être attendu, et avec des clandestins à bord… J’ai choisi l’option Appel à un Ami, qui était dans notre cas l’Ambassade de France à Riyad. Merci à David pour m’avoir donné le numéro à appeler, et au téléphone satellite qui n’aura jamais autant fonctionné que cette journée.

Après un début lent (pas de réponse claire sur la démarche à suivre avant plusieurs heures), tout s’est mis en route très vite. Le téléphone s’est mis à crépiter : l’ambassade, le consulat de France à Jeddah, le CROSS Gris-Nez en Bretagne qui a coordonné les opérations avec le MRCC de Jeddah et nous appelait chaque heure pour prendre de nos nouvelles, et les militaires des forces françaises Alindien qui couvrent la zone.

Nous avons finalement reçu l’autorisation de faire route vers Jeddah. A notre vitesse, cela nous a fait arriver à un point de rendez-vous la nuit suivante. Point de rendez-vous donné en pleine mer, dans un endroit pas du tout abrité du vent ni des vagues. Nous avons jeté l’ancre par 20m de fonds en attendant une première vedette des garde-côtes saoudiens. Petit Prince roulait au mouillage, la vedette des garde-côtes aussi à son arrivée. La mise à couple s’est mal passée : à peine le temps d’embarquer un militaire et un médecin, tous les chandeliers de notre bâbord étaient par terre… Triste spectacle.

On nous a ensuite demandé de lever l’ancre et d’aller rejoindre un patrouilleur pour débarquer tout le monde. Et là, rebelote : lors de la mise à couple avec un bateau militaire plus grand que le haut de notre mât, c’est cette fois le côté tribord qui a pris cher. Mais impossible de les faire changer d’avis, ils ne voulaient pas que les yéménites débarquent à terre. Ils ne voulaient pas qu’on aille se mettre à quai en sécurité pour débarquer nos migrants. L’opération devait se faire en plein mer. On devine pourquoi. Et par 20 Nds de vent sans zone abritée, nous n’avons pas réussi à éviter la casse. Dans l’émotion, qui était de chaque côté, le militaire a oublié sa kalachnikov à bord. J’ai pu la leur rendre sans avoir à faire une 3° mise à couple, heureusement.

Les saoudiens se sont montrés honnêtes. Une fois les Yéménites débarqués sur leur patrouilleur, ils nous ont autorisé à rejoindre le port de Jeddah pour réparer. Nous aurions pu poursuivre notre route, mais il n’aurait plus été possible d’aller à l’avant du bateau sans risquer de tomber à l’eau. Et cette escale forcée n’était pas pour me déplaire : nous avions beaucoup consommé de gasoil pendant la première moitié de la traversée de la Mer Rouge, l’idée de pouvoir refaire le plein me plaisait, et surtout la météo continuait à être rude (fort vent de face) pendant les jours suivants.

Nous sommes donc allés vers Jeddah, naviguant toute la nuit pour une arrivée le lendemain matin, où un remorqueur nous a escortés jusqu’au port. Accueil des officiels, qui nous ont cependant rappelé que sans visa saoudien obtenu à l’avance, nous n’avions pas le droit de quitter le port. Les personnes du consulat de France, eux, n’avaient pas le droit de rentrer dans le port pour venir nous voir…

Les gens du port avaient beaucoup d’attention pour nous : ils nous amenaient des repas préparés, des sacs pleins de biscuits et de nourriture, alors que nous ne manquions de rien à bord. Et nous avons finalement été reçus comme des émirs dans cette prison dorée : tout nous était offert, y compris le plein de gasoil, une liste de courses, et surtout le coût des réparations. Il n’y a pas beaucoup de pays qui en auraient fait de même.

Les réparations ont été faites en une journée dans le chantier naval de la ville par une dizaine de personnes qui travaillaient simultanément à bord : découpe de métal, soudure, découpe de bois, peinture, etc. Les éléments de sécurité du bateau ont pu être réparés, mais pas les bosses dans la coque (il aurait fallu tout démonter de l’intérieur, mais comme nous n’avions pas le droit de quitter le bateau, où dormir, où manger…) Et surtout nous avions hâte de repartir, une courte fenêtre météo s’est présentée le lendemain du jour où les réparations se terminaient ! Nous avons donc dit merci et au-revoir au capitaine du port, au directeur du MRCC qui avaient veillé sur nos besoins matériels pendant notre arrêt à Jeddah. J’ai décliné leur offre de nous faire escorter par des bateaux remorqueurs pour sortir du port.

Petit Prince est reparti de cette aventure avec quelques bosses, rien de grave heureusement si la corrosion ne s’installe pas dessous. Nous aurons eu la « chance » de nous arrêter en Arabie Saoudite, ce qui n’est pas donné à tout le monde, même si nous n’en avons vu que le port. Refait le plein de produits frais, gasoil, pour un nouveau départ vers la suite de la Mer Rouge.

Et nos migrants, il a été impossible pour moi d’avoir de leurs nouvelles. Lors des différents interrogatoires auxquels j’ai eu droit (autour d’un café saoudien accompagné de dattes), j’ai dû dire, écrire à de nombreuses reprises que je ne les ai pas vu jeter quoi que ce soit de leur embarcation avant de venir à nous ; ni qu’ils sentaient une odeur particulière… Il ne nous reste plus qu’à leur souhaiter un bon démarrage dans leur nouvelle vie ! Démarrage qu’ils prennent un peu à la légère, puisque je leur avais donné à chacun un billet de 50$ australien, qu’ils ont joué entre eux à Pierre-Feuille-Ciseau !!