Aux abords de la Darse Vieille, rodent des clandestins et des marins en goguette parmi lesquels je devrais  trouver un équipage pour ma prochaine expédition dans les iles.

Au fond d’un bar interlope, tenu par un rastaquouère au regard chafouin, j’installe mon bureau de recrutement. L’examen se passe autour de chopes de bière que j’imputerai sur mon budget de fonctionnement sous la rubrique « avitaillement divers ». Le ventilateur déglingué brasse un air lourd de fumée et de relents d’alcool frelaté sur des clients dont le regard torve ne m’inspire aucune confiance.

A la fin de la soirée, la facture du tavernier est impressionnante, mais j’ai trouvé un mécano, un cuistot, et un second.

Dès le réveil, forcément difficile après ces laborieux entretiens d’embauches, notre mécano se contorsionne pendant deux jours pour réparer notre moteur rendu cacochyme par l’utilisation d’un fuel espagnol de contrebande. Malgré une consommation excessive de tabac et de bière, il a conservé ses compétences,  même s’il lui arrive de commettre quelques fautes de goût (comme celle qui consiste à utiliser la brosse à dent du Chef de bord pour ses travaux de décapage des crépines). J’ai quand même pris soin de lui confisquer burin et marteau dont il pourrait faire un usage immodéré dans un accès d’enthousiasme incontrôlé.

Pour sa part, Gérard contribue au moral des troupes en débitant un saucisson d’un fort beau gabarit, qu’il arrose de force gibolin,  entre deux histoires de Melon et Melêche.

Profitant du beau temps, nous nous accordons une pause à St Mandrier. La rade est encombrée de ces bateaux gris où l’on salue tout ce qui bouge, et où on repeint le reste.

Après deux jours de travaux acharnés, le moteur tourne rond, et nous appareillons vers Porquerolles en contribuant vigoureusement au changement climatique, car le temps reste frais à notre goût. Notre fuel lourd non désulfuré fait merveille pour forer la couche d’ozone au bénéfice de notre hâle.

Amarrés sur pendille à Porquerolles, après cet exercice délicat qui consiste à frapper les amarres sur les bittes, nous attendons vainement les colliers de fleurs, danseuses nues et éléphants blancs, que les indigènes avaient naguère pour coutume d’offrir aux navigateurs qui daignaient faire escale chez eux. Hélas, le modernisme et la civilisation les ont remplacés par des WC mobiles, et chimiques de surcroit, car l’eau manque également sur cette terre déshéritée et oubliée des hommes (et des femmes, pour rester politiquement correct). Gérard qui en testait l’hospitalité échappe de justesse à un embarquement forcé : un Fenwick avait déjà commencé à le charger sur le ferry, il sort précipitamment de la cabine, le pantalon aux chevilles en vociférant force jurons marins. Cette sécheresse ne fait pas notre affaire, car nous serons rapidement réduits à boire le pastis sec et à nous brosser les dents avec du whisky pour préserver nos réserves.

Un coup de mistral nous bloque une journée entière dans le port, les drisses claquent, le vent siffle dans la rue du quai, et nous en profitons pour explorer l’ile à la recherche de vivres frais.

Vêtus de nos tenues de brousse, nous taillons notre piste dans une jungle de lauriers roses, à coups de sabres d’abattis, provoquant la fureur d’un indigène grognon sorti en vociférant d’une case délabrée.

Nous arpentons des chemins rocailleux, serpentant dans une végétation aride, où il n’est  pas conseillé d’allumer une cigarette. Ici, même les teckels et les tortues sont fossilisés.

Chemin faisant, nous croisons un légionnaire en retraite qui refusera catégoriquement de nous céder une de ses chèvres. Gérard comptait nous cuisiner un sauté de cabri, recette qu’il tient d’un tirailleur sénégalais rencontré pendant  son séjour à Bouzbir dans les chasseurs d’Afrique.

 

A la tombée de la nuit, faute de gibier, Gérard tente vainement d’attraper quelques rossignols de caroubiers (excellents en brochettes), et se rabat,

déçu, sur l’échoppe d’un traiteur qui propose un bar au fenouil accompagné de tagliatelles, et arrosé d’un cru local. Les portions sont un peu justes et l’équipage affamé réclame des nouilles encore !

Le lendemain nous appareillons vers Port Cros, le génois est envoyé, l’écoute soigneusement lovée afin qu’elle ne se brouille. L’étrave de Sirénade fend les flots dans un chuintement humide et suave .

 De nombreux explorateurs occupent déjà une majorité de bouées, nous arrivons à  point pour prendre la dernière place au ponton, près d’un navire battant pavillon suédois. Une lueur de convoitise s’allume dans les yeux de la partie masculine de l’équipage, qui aimerait bien que la femme du capitaine les fasse mander à bord.

Après les palabres d’usage auprès de l’autorité locale, coiffée d’un bonnet en peau de chèvre à la manière du compagnon de Robinson Crusoe, nous obtenons notre aussweiss en échange d’un peu de verroterie.

Nous entamons alors un long périple sur des chemins escarpés en direction du sentier sous marin où l’on peut observer la faune aquatique locale :

 des panneaux indicateurs suspendus à des bouées jalonnent l’itinéraire, et décrivent les espèces visibles au visiteur palmipède. Aucun d’entre nous ne parviendra hélas à se saisir d’une dorade ou autre sar, dont l’agilité excède largement celle d’une boite de paté Hénaff.

A titre de consolation nous faisons une halte dans une des tavernes qui bordent le port, face au soleil couchant. L’ambiance est festive, et les matelots aux démarches chaloupées déambulent sur le quai dans l’espoir d’un malentendu. Nous y croisons  David, un ancien de Mer Amitié.

 

Le lendemain à l’aube, après le yoga matinal de notre cuisinier, nous appareillons vers Bormes les Mimosas, en passant par l’anse de Port Man où nous allons réveiller les bateaux à l’ancre.

La marina de Bormes est accueillante et bien tenue par d’accortes hôtesses au regard espiègle, nichées comme des pinsons en haut d’un sémaphore flambant neuf.

Poussés par le démon  de l’aventure, nous montons  dans une patache conduite par un indigène qui gesticule sa sympathie à chaque congénère qu’il croise en route. La  vieille ville est pittoresque, on y rencontre des acharnées du selfie compulsif, et des toilettes publiques qui offrent une vue superbe sur le paysage environnant.

 

 

Cap sur Toulon, et retour à la marina de la Darse vieille. L’équipe du port, toujours aussi sympathique nous accueille, très étonnée que nous ayons pu mener à bien une expédition aussi périlleuse, mais un peu déçus que nous ne ramenions ni cargaison de doublons espagnols ni épices rares !

Patrick COLLETER